La crise d’après… quelle crise ?

Et après? C’est la question que vous ne pouvez pas manquer en ce moment. Nous nous la posons tous. Car nous savons qu’ «après», quand nous sortirons de la crise sanitaire (appelons-la ainsi) nous devrons surmonter la crise économique et sociale qui est tout juste entamée. Une crise gigantesque.
Cela coûtera beaucoup d’argent, sans doute bien plus encore que ce qui est annoncé aujourd’hui. Nous n’avons pas de certitude absolue, si ce n’est que ces dépenses seront indispensables. Mais, au moins, en invoquant «le monde d’après» le plus grand nombre admet que cette crise économique et sociale ne pourra pas être résolue en revenant à «la société d’avant», en poursuivant, sur les mêmes bases, la même trajectoire.
Comme vous avez pu le remarquer, les déclarations de personnalités de tous niveaux et d’experts en toutes matières se multiplient et convergent pour prédire de grands changements… sans s’accorder pour autant sur la forme que ceux-ci prendront. Ce qui est certain, c’est que nous sommes dans un temps de rupture, confrontés à nos fragilités dans un monde où nous étions parfois tentés de croire pouvoir presque tout maîtriser.
Après cette crise, d’autres peuvent survenir, sous des formes différentes mais avec autant d’intensité. A défaut de pouvoir toutes les identifier, nous en pressentons certaines qui impliquent que, dans toute la mesure du possible, nous ne nous résignions pas à subir et réagir, mais que nous nous efforcions d’anticiper.
Sans prétendre prévoir l’imprévisible, nous pouvons, au moins, partager pour l’avenir quelques unes des premières leçons de la catastrophe présente. En voici trois, parmi d’autres.

Première leçon: les paradoxes de la « mondialisation ».

D’une part, il se confirme qu’un virus apparaissant quelque part sur la planète peut rapidement se répandre sur la Terre tout entière. Ce n’est certes pas une découverte, mais ce dramatique rappel est cette fois l’occasion d’étendre le constat – et les réflexions qu’il suscite – au-delà de l’actuelle pandémie. Autrement dit d’avoir une vision globale («holistique») des activités humaines et surtout de leurs conséquences, par exemple dans leurs dimensions environnementales ou climatiques.
D’autre part, la fabrication de nombreux produits n’est plus assurée partout dans le monde parce qu’elle a été localisée dans des pays «offrant» des conditions salariales et sociales bien inférieures aux nôtres. Nous en sommes, de ce fait, devenus partiellement dépendants, y compris dans des domaines stratégiques ou de première nécessité, tels que certains médicaments ou articles médicaux. L’importation massive, en urgence, de masques de protection « Made in China » est, de ce point de vue, révélatrice des faiblesses auxquelles nous avons nous-mêmes consenti.

Deuxième leçon: remue-ménage dans la hiérarchie des valeurs.

Les ordres de priorité changent en fonction des circonstances, à plus forte raison à l’occasion des crises. Il est ainsi évident qu’aujourd’hui la santé prime sur la finance. A en juger sur ce que l’on sait des arbitrages rendus depuis des années, il faut reconnaître humblement que cela n’a pas toujours été le cas…
Nous ne sortirons pas de cette crise sans avoir bouleversé la hiérarchie de nos valeurs: la santé plutôt que la finance, La vie plutôt que la bourse, et de façon plus générale, le bien-être humain plutôt que le PIB (instrument de mesure incomplet et dépassé).
La dérision et le cynisme qui accompagnaient jusqu’à présent ce genre de considération – pourtant de simple bon sens – ne résistent pas à cette pandémie.

Troisième leçon: la perspective de nouveaux modèles économiques et de nouveaux modes d’organisation.

De ce qui précède découle la conviction que la crise ne débouchera pas sur un retour aux anciens systèmes économiques mais qu’au lieu du « business as usual » de nouveaux modèles finiront par s’imposer.
Dans les Hauts-de-France nous avons, en quelque sorte, devancé l’appel en engageant collectivement la démarche rev3 – issue de «la troisième révolution industrielle» – pour «une région durable et connectée», conciliant les impératifs et les opportunités économiques, sociales, environnementales et technologiques (rev3.fr).

Cette démarche est l’une de celles qui indiquent le chemin à suivre. C’est un pas dans la bonne direction. Un petit pas, à titre d’exemple, qui nous donne quelque légitimité dans ce débat et nous convainc que les bouleversements affectant «le monde d’après» sont déjà d’une ampleur considérable. Au point qu’ils remettent en cause les fondements mêmes de nos systèmes de production et de consommation.

Pour commencer il nous faut revoir notre façon de concevoir et d’appliquer ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation (ou globalisation). Attention, il ne s’agit pas de porter atteinte aux principes raisonnables des échanges internationaux, mais d’assurer notre souveraineté dans des domaines stratégiques tels que la santé et aussi, pour le futur, l’alimentation ou des secteurs à haute intensité technologie. La relocalisation d’activités de toutes sortes, de production ou de services, doit figurer parmi nos premières priorités.
La relocalisation nécessaire ne correspond pas à un repli sur soi qui irait vers une sorte de confinement économique à l’intérieur de frontières plus ou moins étendues. Nous devons réinventer la mondialisation avec le souci de respecter davantage les équilibres et les identités, en fonctionnant dans l’interactivité (terme que je préfère à interdépendance) ou – mieux et plus encore – dans une recherche permanente de coopération, maître-mot de l’ère où nous sommes engagés.

La coopération doit s’exercer dans la globalité mais aussi dans la proximité, autrement dit à l’échelle de la planète, de l’Europe et de la France – bien sûr – ainsi que des territoires qui la composent.
L’Union européenne a témoigné de cet état d’esprit en parvenant à s’abstraire des divergences entre pays membres pour s’accorder sur un montant de dépenses destinées à pallier les difficultés économiques immédiates. Ces sommes serviront donc à répondre aux conséquences conjoncturelles de la crise, à colmater les (larges) brèches en compensant des pertes et en assurant la survie d’activités fortement menacées.
Il restera à relancer l’économie, à repartir, et beaucoup d’entre nous sont convaincus que ce ne sera pas pour emprunter la même direction que jusqu’à présent, en reconstruisant à l’identique sur les ruines de la pandémie. Le «monde d’avant», dont nous ne sommes pas encore sortis, c’est celui dans lequel on cherche à produire toujours plus – à accumuler toujours plus – en exploitant des ressources (fossiles) qui ne sont pas inépuisables (mais tant que ça dure…) et qui génèrent des «externalités négatives» (émissions de gaz à effet de serre, pollution, climat, etc) de plus en plus dangereuses et de moins en moins supportables.

L’occasion nous est donnée d’accélérer le passage vers d’autres modèles, de consommer mieux et d’économiser en réduisant les gaspillages (dans les domaines de l’énergie ou de l’alimentation par exemple), de produire différemment en privilégiant le recours massif aux ressources réutilisables ou renouvelables, de développer l’économie circulaire, l’économie de fonctionnalité, l’économie de coopération…
Cette voie est largement connue et même préconisée. Pour reprendre l’expression de l’économiste Michèle Debonneuil, il s’agit de «passer d’une économie de l’avoir plus à une économie de l’être mieux ». C’est le moment d’aller plus vite et plus loin. Puisqu’il va falloir consacrer à la sortie de crise des milliers de milliards (de dollars, d’euros et autres monnaies du monde), investissons-les massivement dans ce sens, aidons les entreprises à s’y adapter ou à se reconvertir, saisissons la chance de développer des activités nouvelles.

La révolution technologique au cœur de laquelle nous nous trouvons rend cette possibilité plus ouverte que jamais. Personne ne peut avec certitude en prévoir les limites mais nous comprenons bien que l’intelligence artificielle est porteuse de fantastiques progrès… autant que de risques.
L’intelligence artificielle va bouleverser nos vies, nos façons de faire, nos organisations sociales, économiques, politiques, nos libertés et notre pratique de la démocratie, peut-être. Et même le positionnement de chacun au sein de la société. Elle induit des questions éthiques qui n’ont pas encore reçu de réponses. En tout cas de réponses applicables partout et par tous, pour chaque personne et pour toute collectivité, entre des situations extrêmes et des catégories de population à l’opposé les unes des autres.

Au cours des confinements imposés par la crise sanitaire, nous avons pu constater que de nombreuses personnes devaient poursuivre leurs activités professionnelles parce que nous ne pouvions pas nous en passer. Cela, au-delà de la communauté médicale, admirable dans la tourmente. Nous avons pu prendre (ou reprendre) conscience de l’importance de tous les métiers de la vie quotidienne, parfois qualifiés de «basiques», qui nous sont indispensables et qui sont pourtant mal rémunérés au regard de tant d’autres de moindre utilité sociale.
Il est à craindre que l’intelligence artificielle tende à creuser davantage encore le fossé entre ceux qui en auront la maîtrise et ceux qui lui seront assujettis. Ou, pour faire plus simple, entre les très riches et les très pauvres. Va-t-on laisser les inégalités s’accentuer encore? Ou sera-t-on capable d’en corriger les excès? Le «monde d’après» verra-t-il décliner la précarité, la pauvreté et l’exclusion? C’est assurément le plus grand défi auquel il est confronté.

Rien de tout cela n’est véritablement nouveau. J’en ai conscience.Les idées sur «le monde d’après» étaient déjà en débat dans «le monde d’avant». Beaucoup d’entre elles avaient été (et sont encore) expérimentées et ont commencé à être mises en application – j’ai cité, plus haut, la démarche des Hauts-de-France fédérant les milieux politiques, économiques, universitaires et autres, au service d’un «New deal».
Ce qui semble nouveau, c’est la prise de conscience générale de notre vulnérabilité et la nécessité impérieuse de changer de trajectoire. La pandémie n’est peut-être pas la conséquence de nos dérives, mais elle conduit à craindre que nos excès et nos fourvoiements puissent être à l’origine de bien d’autres catastrophes planétaires.

J’ai encore la naïveté d’espérer – en dépit de toutes les expériences, de toutes les désillusions – que les grandes déclarations d’aujourd’hui ne seront pas, demain, suivies de petits effets. Ma naïveté est telle qu’elle m’incite à croire que cette crise, dont l’issue reste incertaine, sera l’occasion de mettre ou de remettre enfin les préoccupations économiques à leur juste et noble place.
J’ai le sentiment que depuis quelques décennies – particulièrement les deux ou trois dernières – l’économie a été un peu trop considérée comme «une fin en soi» dont l’utilité était mesurée en fonction de performances essentiellement quantitatives et financières. J’exagère à peine.
L’économie n’est pas une fin en soi, elle est un moyen: le moyen devant permettre de répondre aux besoins de l’Humanité. Elle ne constitue pas le but ultime de la société, elle en est le moteur qui la fait avancer. Avancer, certes… mais vers quoi? Pour quelle destination? C’est à cette question-là qu’il nous faut apporter une (ou plusieurs) réponses(s). Tout le reste en découle.

Ne nous trompons pas de crise.

La crise sanitaire a révélé les failles de nos systèmes et une forme d’inadéquation de nos valeurs. Elle a précipité une crise économique et sociale qui était en germe depuis longtemps et dont nous ne sortirons qu’en acceptant de remettre en cause bien des certitudes et bien des habitudes.
Ne nous trompons pas de crise. Celle que nous vivons n’est pas une péripétie de plus que nous surmonterons comme nous l’avons fait dans un passé plus ou moins récent. Oui, il est nécessaire de prendre des mesures immédiates, quel qu’en soit le prix. Nécessaire mais pas suffisant. Car nous sommes confrontés à une crise comme on en a vécu qu’un petit nombre dans la longue histoire de l’Humanité: une crise de civilisation. C’est en ce sens – et seulement en ce sens – que nous pouvons parler de «nouveau monde».

Philippe VASSEUR

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