La révolution de l’intelligence artificielle en Hauts de-France : pour des synergies dynamiques(1)
Philippe VASSEUR
Président de la Mission rev3
Qu’il s’agisse de l’importance considérable des recherches menées, de la diversité des applications existantes (traitement des maladies chroniques, réduction des accidents de la route, lutte contre le changement climatique, questions de cyber-sécurité, secteur de la traduction, aide à l’agriculture et à l’élevage, mais aussi, finance, logistique, robotique…) ou des volumes énormes de dépenses et d’investissements consentis(2), l’intelligence artificielle (IA)(3) est devenue une réalité incontournable qui ne cesse de se renforcer.
Porteuse de potentialités bénéfiques, tant sur les plans économique, social qu’écologique, elle soulève aussi quantité de questions pour ces mêmes domaines : bouleversement de l’emploi, risques d’inégalités renforcées et d’exclusion, consommations d’énergie et de ressources accrues, voire interrogations sur la sécurité et la liberté mêmes des personnes…
Afin de conforter le déploiement de l’IA, mais également répondre aux défis qu’elle suscite, des stratégies et des plans d’investissement ont été proposés aux différents échelons géographiques : international(4), européen(5), national(6), régional. S’agissant en particulier des Hauts-de-France, divers efforts de structuration des acteurs et de mise en œuvre d’actions sont à noter :
- Création de l’alliance humAIn réunissant des acteurs majeurs de la recherche régionale : Université d’Artois, Université de Lille, Université du Littoral Côte d’Opale, Université de Picardie Jules Verne, Université polytechnique des Hauts-de-France, Inria, CNRS, Centrale Lille, IMT Lille-Douai ;
- Cité de l’IA, hub destiné à développer les synergies et les coopérations dans le domaine de l’IA, à l’initiative du Medef Lille Métropole, avec le soutien d’Opcalia, de la Région et de l’État ;
- Élaboration (en cours) par le Conseil régional d’une « Feuille de route pour le développement de l’IA en Hauts-de-France ».
En Hauts-de-France, la réalité de plus en plus prégnante de l’IA côtoie une autre réalité, celle de rev3 – Troisième révolution industrielle, dont la finalité est de répondre aux enjeux de transition énergétique, de mutation numérique et de renouveau économique. À l’évidence, ces deux réalités et les schémas qui les sous-tendent disposent de traits communs, quand bien même elles ne se situeraient pas sur le même plan : l’IA est un ensemble de techniques – ainsi que les théories qui leur sont associées – alors que rev3 est un modèle de développement.
Il importe de s’appuyer sur ces convergences pour favoriser des synergies positives entre les deux dynamiques et plus précisément :
- Faire en sorte que rev3 puisse s’appuyer au mieux sur la progression du domaine de l’IA ;
- Favoriser un développement responsable de l’IA en région, en s’aidant des principes et caractéristiques de rev3.
I – Deux dynamiques partageant des traits communs
Le rapprochement entre rev3 et IA n’a rien d’artificiel. Il se fonde sur des caractéristiques partagées.
- En premier lieu, le numérique, dont l’IA est très directement redevable (via le « big data », les infrastructures de calcul, les algorithmes d’apprentissage machine, etc.), constitue aussi un socle pour rev3, même si cette dernière ne se limite pas, tant s’en faut, à la seule dimension technologique.
- En particulier et conformément au modèle de J. Rifkin, l’un des piliers de la Troisième révolution industrielle (TRI) est le déploiement de « réseaux électriques intelligents », lesquels permettent d’optimiser l’adéquation entre offre et demande énergétiques (étant entendu que le coût énergétique de l’IA est une question-clé et qu’il s’en déduit une autre, celle du caractère approprié de telle technique de l’IA, en égard à son coût énergétique et à ses bénéfices relatifs.)
- Un certain nombre d’utilisations de l’IA satisfont à des objectifs de rev3 : réduction de consommations énergétiques et de matières (que ce soit en agriculture ou dans le domaine industriel), algorithmes pour l’optimisation des trajets, maintenance prédictive pour l’industrie du futur, etc.
- L’IA participe aussi à la création d’activités nouvelles et d’emplois. Or, la création d’activités et d’emplois est une finalité première de rev3. À cet égard, on ne niera pas, toutefois, les difficultés de mesurer, en termes nets, les créations d’emplois, et pour l’IA et pour rev3.
Il importe par conséquent de favoriser au mieux les couplages entre les deux thématiques. Plus encore, dans la recherche d’une IA respectueuse de principes éthiques, la dynamique rev3 peut apporter un éclairage utile.
II – IA : des principes à privilégier à la lumière de rev3
Il paraît établi, désormais, que l’essor de l’IA ne peut servir des buts strictement techniques et économiques (par exemple l’IA comme facteur de profitabilité accrue de l’entreprise). L’IA, dans son renforcement et dans sa diffusion, se doit également de prendre en compte d’autres finalités, de nature sociale, environnementale ou touchant à des domaines tels que la liberté individuelle et la vie privée. Les diverses institutions s’investissant sur le sujet partagent de telles vues(7). Certainement, la contribution en la matière la plus aboutie est la communication de la Commission européenne « Renforcer la confiance dans l’intelligence artificielle axée sur le facteur humain », citée plus haut. La Commission pose « sept exigences essentielles »(8) : facteur humain et contrôle humain ; robustesse technique et sécurité ; respect de la vie privée et gouvernance des données ; transparence ; diversité, non-discrimination et équité ; bien-être sociétal et environnemental ; responsabilisation.
Or, sans forcément répondre à l’ensemble de ces exigences, rev3, par ses finalités, par son contenu, et par ses modes de faire, est de nature à apporter un éclairage, voire une source d’inspiration utile.
- L’importance accordée à l’environnement (notamment la protection du climat) et à la transition énergétique constitue une caractéristique clé de rev3 qui rejoint, ce faisant, l’exigence n°6 de la CE, laquelle insiste sur « la durabilité et la responsabilité écologique des systèmes d’IA » (p. 7). À cet égard, si des solutions en termes d’IA sont susceptibles d’améliorer l’efficacité énergétique et la qualité environnementale, il ne faut pas, pour autant, négliger les risques d’un accroissement des consommations énergétiques ou de certains matériaux (silicium).
- Au-delà de l’objectif général de création d’emplois, la dynamique rev3 est particulièrement attentive à la question des compétences nouvelles et du caractère approprié des formations. Or, c’est là aussi un aspect majeur de l’IA sur lequel les contributions institutionnelles mettent l’accent.
- Depuis 2016 tout spécialement, la question de l’appropriation collective de la démarche rev3 est de plus en plus prise en compte (par exemple au travers de territoires démonstrateurs ou vis-à-vis de publics particuliers comme les lycéens). Le déploiement de l’IA, qui ne doit pas être « une nouvelle machine à exclure » (rapport Villani, p. 22), devrait pouvoir intégrer un tel souci d’appropriation collective (qui ne saurait se confondre avec l’acceptabilité minimale).
- Du point de vue des modes de faire, la primauté conférée aux coopérations entre acteurs (politiques, économiques, académiques…) pourrait s’appliquer aussi de manière opportune aux modalités d’essor de l’IA. Non seulement ces collaborations seraient porteuses de possibilités d’innovations supplémentaires, mais ce caractère fédératif permettrait également de prendre en compte plus facilement des critères qui échapperaient à telle ou telle catégorie d’acteurs prise isolément.
Ces principes, parfois exprimés ici sous forme de simples préoccupations générales, doivent être évidemment complétés et précisés. Cependant, au-delà justement de ces principes, il est intéressant d’ores et déjà de spécifier de possibles axes d’action sur lesquels avancer.
III – Des axes d’action
Il importe de préciser que la définition d’actions liant rev3 et IA doit s’inscrire pleinement dans le cadre européen et être en adéquation avec les programmes nationaux. Dans le même ordre d’idée, il ne s’agit pas non plus d’établir une « feuille de route bis » doublonnant celle de la Région, ni de perturber les initiatives régionales dans le domaine de l’IA : humAIn, cité de l’IA… Le but est de rechercher la meilleure complémentarité possible avec ces divers programmes et initiatives, en mettant en avant des enjeux insuffisamment soulignés jusqu’à présent ou en proposant des réponses pratiques à des orientations envisagées dans ces différents cadres.
Les axes sont simplement mentionnés, à l’exception des deux premiers qui s’envisagent à plus court terme et sont un peu mieux détaillés plus loin. Sous réserve de validation de leur contenu général, la définition des autres se précisera ultérieurement, notamment avec l’appui du groupe de travail, mentionné en préambule.
1. Proposer un outil novateur : un système d’autoévaluation éthique.
2. Proposer un argumentaire en vue de faciliter l’adoption par les entreprises d’une IA éthique et axée sur le développement durable.
3. S’appuyer sur les « territoires démonstrateurs de rev3 » et sur des outils rev3 (accompagnement technique de projets, accélérateurs rev3, outils financiers regroupés dans Rev3 Financement) pour susciter des articulations favorables dont bénéficieraient tout autant l’IA que rev3 dans leurs déploiements respectifs.
4. Favoriser des recherches alliant les enjeux de rev3 et de l’IA, notamment en cherchant à créer des liens avec les 6 chaires « IA » sélectionnées par l’ANR en Hauts-de-France et en incitant aux approches interdisciplinaires (sciences formelles, sciences physiques, sciences de la vie, sciences humaines et sociales) pour faciliter la compréhension, la fiabilité et l’appropriation des systèmes.
5. Promouvoir les formations intégrant les deux thématiques. À cet égard, le réseau unirev3 et, ultérieurement, « le Réseau des métiers de la TRI », en cours de constitution, pourraient servir de leviers intéressants(9).
6. Sensibiliser à un développement de l’IA au bénéfice de tous. Pour ce faire, le réseau des FABriques rev3 dans les lycées pourrait être mobilisé.
IV. Deux actions à court terme
Conception et mise en oeuvre d’un système d’autoévaluation éthique pour l’IA
Sur la base des caractéristiques et des éléments de contenu décrits ci-dessus, nous proposons un système d’autoévaluation éthique pour l’IA, sous forme de questionnaire.
Celui-ci concerne la situation générale de l’entreprise en regard de l’IA et un projet donné d’IA que l’entreprise serait amenée à mettre en oeuvre (qu’il s’agisse d’une entreprise offreuse de solutions IA ou demanderesse de services IA).
Composé d’une vingtaine de questions – parfois totalement ouvertes, souvent semifermées avec plusieurs choix possibles –, le questionnaire aborde des sujets tels que :
- la caractérisation du projet en termes d’IA,
- le type de données utilisées,
- les parties prenantes impliquées,
- la dimension éthique du projet,
- les critères considérés dans le projet (équité, reproductibilité, explicabilité, transparence, robustesse, question des biais…),
- les aspects juridiques,
- les aspects environnementaux et énergétiques.
- …
Il sera également proposé à l’entreprise la possibilité d’un diagnostic davantage approfondi, en s’aidant notamment des compétences du groupe de travail et des dispositifs disponibles (Chaires « IA ») et ce, en fonction des besoins ressentis.
À ce stade, un pré-questionnaire est établi et nous comptons le tester sur une quinzaine d’entreprises, offrant une variabilité suffisante en termes de taille, de secteur et de localisation géographique. Après retour d’expérimentation et modifications éventuelles, une diffusion plus large sera envisagée, en s’appuyant sur les réseaux consulaires, la Région et tout type de partenaires intéressés.
Réalisation d’un argumentaire pour une IA éthique et responsable
On peut bien sûr supposer une orientation d’emblée humaniste de l’entreprise conceptrice ou utilisatrice d’IA, qui la prédisposerait à une approche éthique de l’IA. Cependant, il n’est pas incongru de s’interroger sur les divers avantages qu’aurait l’entreprise de s’inscrire dans une démarche éthique et responsable de l’IA. Plusieurs motifs peuvent être envisagés et mériteraient d’être précisés :
- Ressource financière supplémentaire (via un segment de clientèle spécialement attentif aux questions éthiques),
- Anticipation sur une éventuelle réglementation plus contraignante à l’avenir,
- Enjeu de réputation – image,
- Climat social amélioré (notamment pour les utilisateurs), générateur de performances économiques accrues,
- Attractivité de compétences.
Cette dernière année, la pandémie a révélé, au-delà de la gestion de crise, l’impérieuse nécessité de réorienter, de manière significative, les schémas de développement économique, intégrant des dimensions telles que les « biens communs » (santé, environnement, énergie…), la résilience, le souci du long terme…
Ces exigences ne sont certes pas nouvelles, mais elles s’affirment désormais avec une particulière acuité. Des activités en émergence telles que l’IA ne sauraient tourner le dos aux réorientations nécessaires. Il faut être clair : la perspective d’une IA exclusivement axée sur une recherche de performance et sur la rentabilité est à bannir. C’est bien une IA, soucieuse d’éthique – au sens large de ce terme – dont nous avons besoin. La voie choisie par les Hauts-de-France, au travers de rev3, apporte, sinon un « modèle », en tout cas un certain nombre d’orientations et d’illustrations dont le développement de l’IA pourrait s’inspirer, tandis que, pour sa part, cette « IA éthique » pourrait aider fortement au déploiement de rev3 en région. Pour ce qui les concerne, la mission rev3 et l’ensemble des partenaires qui font la Troisième révolution industrielle sont prêts à y travailler.
(1) Cette tribune est redevable des réflexions menées par un groupe de travail constitué à l’initiative de la Mission rev3 et composé d’universitaires de différentes disciplines : Olivier Colot (U. Lille – CRISTAL), David Doat (UCL – ETHICS), Faïz Gallouj (U. Lille – CLERSE), Pierre Marquis (U. Artois – CRIL), Nathalie Nevejans (U. Artois – CDEP), Yves Poullet (U. Namur et UCL CRID) et Philippe Preux (U. Lille – CRISTAL et INRIA). Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. Cependant, l’auteur est seul responsable du contenu proposé de la tribune et de ses erreurs éventuelles.
(2) Le montant des dépenses en systèmes d’IA aurait atteint, au niveau mondial, 35,8 milliards de dollars en 2019, soit 44% de plus par rapport à 2018 et on prévoit un total de 79,2 milliards en 2022 (chiffres du cabinet conseil IDC cf. https://www.channelnews.fr/selon-idc-les-depenses-mondiales-en-systemesdintelligence- artificielle-atteindront-pres-de-358-milliards-de-dollars-en-2019-87860 ).
(3) Dans les débats la concernant, l’intelligence artificielle connaît d’autres appellations, notamment « intelligence augmentée ».
(4) Citons, en particulier, OCDE, Recommandation du Conseil sur l’intelligence artificielle, OECD/LEGAL/0449, adoptée en mai 2019 par 42 pays : https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-0449
(5) Au plan européen, on peut faire référence à deux communications importantes de la Commission européenne : « Un plan coordonné dans le domaine de l’intelligence artificielle » COM(2018) 795 du 7.12.2018 et « Renforcer la confiance dans l’intelligence artificielle axée sur le facteur humain » et COM(2019) 168 du 8.4.2019.
(6) En France, la Stratégie « France IA » en 2017, puis la Stratégie nationale adoptée en mars 2018, notamment sur la base du Rapport Villani : Donner un sens à l’intelligence artificielle – Pour une stratégie nationale et européenne et complétée par la Stratégie nationale de recherche en intelligence artificielle (novembre 2018).
(7) Par exemple, il est symptomatique que le titre du rapport de Cédric Villani (mars 2018) soit « Donner un sens à l’intelligence artificielle ».
(8) COM(2019) 168 final, 8.4.2019, p.4.
(9) Rappelons qu’un des objectifs du Rapport Villani est le suivant : « à horizon de trois ans, multiplier par trois le nombre de personnes formées en intelligence artificielle en France » et ce, en orientant l’offre de formation existante et en créant de nouveaux cursus.