A la tête de l’Université catholique de Lille depuis 2012, Pierre Giorgini défend une vision particulière de l’enseignement supérieur. Avec plus de 26 000 étudiants, « la Catho » pourrait n’être qu’une addition d‘écoles et de facultés. Son président-recteur compte bien en faire le laboratoire de l’Université de demain : ouverte, innovante, active sur son territoire.
Comment les bouleversements du monde affectent-ils le fonctionnement d’un acteur de la formation aussi ancien que la Catho?
Pierre Giorgini : Que nous le souhaitions ou non, nous vivons une révolution pédagogique. Pour utiliser une métaphore, le cadre des apprentissages se déplace de plus en plus de l’espace traditionnel – la classe, l’amphithéâtre – vers d’autres lieux, à commencer par la cour de récréation. Nous pouvons enrichir la pédagogie à l’aide de nouveaux outils, tablettes, smartphones ou autres, mais un fait majeur demeure : aux yeux de nos étudiants, la cour de récréation est considérée comme plus utile pour leur avenir que les cours classiques. Pour eux, c’est là que se fait l’apprentissage de la liberté et de l’esprit critique. A leurs yeux, c’est en dehors des classes qu’ils peuvent acquérir les compétences qui leur permettront de se frotter aux difficultés de l’existence.
Ont-ils raison ?
P.G. : Vrai ou faux, bien ou mal, ce n’est pas la question. Ce phénomène est la conséquence de la rupture anthropologique majeure que nous traversons, caractérisée par l’impact des technosciences. Comme à chaque grand changement de paradigme, cette transition fulgurante remet en cause toutes les pratiques, tous les acquis et toutes les hiérarchies traditionnelles. L’idée n’est pas de prétendre que cette cour de récréation, cet underground pour le dire autrement, est un lieu idyllique où tout se passe bien et sans heurts. Pour autant, on ne peut l’ignorer et se contenter de répéter que seule la classe est le lieu de la construction des savoirs et des compétences. Aux traditionnels s’ajoute cet underground bouillonnant : la cour de récréation est devenu l’un des lieux de la re-création, l’un des endroits où s’imagine et se fabrique le monde de demain.
Est-ce si nouveau ?
P.G. : Le phénomène n’est pas neuf en soi. On a toujours inventé, cherché, construit et innové aux marges des espaces traditionnels. En revanche, l’âge du numérique donne une ampleur jusque là inconnue à un phénomène qui devient patent littéralement partout, depuis les cercles du pouvoir politique jusqu’aux mondes économique, culturel, industriels… Les chefs d’entreprise en sont tous les jours témoins : le travail prescrit et codifié n’est plus le travail réel, l’informel prend le pas sur le formel, les modèles hiérarchiques traditionnels sont contestés, le pouvoir battu en brèche, la quête de sens permanente…
Comment une Université, lieu par excellence de la formation, peut-elle s’adapter ?
P.G. : Notre rôle de pédagogue et de formateurs, c’est de tenir compte de cette réalité. Il serait risqué d’aller vers une forme de coercition en cherchant à tout prix à sanctuariser le modèle traditionnel des savoirs fondamentaux : le risque de déconnexion avec la réalité de la société est immense. Je milite plutôt pour une ré-articulation entre ces lieux classiques et l’underground que j’évoquais : nous devons faire entrer la classe dans la cour de récréation et réciproquement. Nous devons créer de la porosité entre les espaces où se construit le futur pour permettre la création d’un écosystème ouvert, traversé par des milliers d’initiatives, d’acteurs et de points de vue variés. Le TechShop qu’ouvrira cette année Leroy-Merlin à Euratechnologies illustre ce type de partenariats. Nos élèves ingénieurs du groupe HEI ISA ISEN y seront impliqués aux côtés des techniciens et ingénieurs des start-ups lilloises afin de leur permettre de travailler sur des prototypes. Les équipes de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers (ICAM), de leur côté, seront là pour assurer des formations à l’usage des machines. Plus largement, le Tech Shop sera un lieu ouvert aux bricoleurs, aux passionnés, aux artisans ou aux particuliers. Ce bouillonnement facilite l’envie de créer, imaginer, fabriquer et partager.
Cette Université ouverte s’inscrit donc dans son territoire ?
P.G. : Bien sûr. Prenons l’exemple de la transition énergétique : nous pourrions nous intéresser uniquement à nos propres bâtiments. Avec le projet Live Tree, nous voulons étendre la question énergétique, écologique et économique à tout le quartier Vauban. Comment mutualiser l’énergie, la stocker, développer les voitures électriques et autoproduire des énergies renouvelables ? Nous avançons dans cette réflexion avec les chercheurs et les étudiants mais aussi avec les habitants. D’ici cinq ans, nous nous sommes ainsi fixé comme objectif d’installer une centaine de bornes électriques dans le quartier. Si nous y parvenons, nous aurons montré que nous sommes un acteur clef de l’économie collaborative et de l’expérimentation urbaine et nous aurons joué un rôle social. Au niveau local, nous nous attachons à répondre aux enjeux globaux. L’Université de demain sera un campus créatif et glocal.
Concrètement, comment faire ?
P.G. : Nous devons nous penser comme un lieu de rencontres improbables, transculturel et transgénérationnel. C’est de ces croisements imprévus que naît l’innovation. L’université de mes rêves, c’est un espace ouvert à tous, diplômés, étudiants, entreprises, chercheurs, retraités, grand public… Cette nouvelle agora devient un tiers-lieu où l’on vient créer en se confrontant et en se complétant. Pour prendre un exemple concret parmi beaucoup d’autres, c’est tout le sens des ADICODE : dans ces espaces d’intelligence collective, des étudiants de plusieurs écoles d’ingénieurs (HEI, ISA et l’ISEN, ndlr) se retrouvent autour d’une question pratique ou d’un enjeu spécifique, soumis par une entreprise : création d’un nouveau produit, réponse à un besoin, question stratégique… Ce type d’initiatives permet de former de nouveaux cadres, tout en accompagnant le développement économique des entreprises de la région. Mieux, il constitue un terrain d’observation et d’expérimentation et contribue à la création d’une communauté d’innovation dans la métropole.
Ne vous éloignez-vous pas de votre rôle de base, qui reste la formation des étudiants ?
P.G. : Nous ne devons évidemment pas oublier notre mission originelle : la formation de savoirs formels. Le décloisonnement devient un outil pédagogique mais il n’est pas question de remplacer toute l’approche traditionnelle par une autre, entièrement nouvelle : l’efficacité d’une pédagogie réside, notamment, dans sa variété. Le but est de panacher les modèles classiques, qui restent tout à fait nécessaires et efficaces pour certains types d’apprentissages, tout en développant d’autres approches d’enseignement là où elles ont un sens et une utilité. C’est le cas notamment des classes inversées telles que nous les mettons en place. Une véritable classe inversée ne se contente pas de donner à lire ou regarder des documents qu’on explique ensuite en cours. En poussant le modèle, les étudiants font tout : ils construisent l’architecture du cours et son contenu à l’aide de méthodes de codesign et d’intelligence collective, interviennent sur la détermination des critères d’évaluation. Le tout guidé par l’enseignant, qui est là pour les accompagner et les guider. Je suis convaincu que c’est par ce genre d’initiatives que nous remplissons notre mission fondamentale : former des esprits libres et curieux, des citoyens doués de discernement et capables de prendre soin de notre maison commune.
La fulgurante recréation : changement d'ère, épisode 2
Pierre Giorgini publie cette année le second volet d’une série de trois essais consacrés à l’analyse des changements qui bouleversent le monde.
Une fulgurance qui bouleverse chaque dimension de nos sociétés, à grande vitesse et dans un bouillonnement permanent. Dans son précédent ouvrage, La transition fulgurante, P. Giorgini s’était attaché à décrire et à comprendre la révolution technique, numérique et scientifique que nous traversons. Un changement d’une profondeur difficilement concevable qui fait de chacun de nous un être « élargi », hyper connecté et profondément affecté dans sa manière d’être et d’agir.
Le second volet de cette réflexion touffue et passionnante, La fulgurante recréation, s’attache à décrire les modèles sociaux économiques qui émergent partout dans ce monde en remodelage permanent. Dans une démarche dialectique constante, l’ouvrage écrit avec l’économiste Nicolas Vaillant est construit comme une confrontation intellectuelle et multidisciplinaire au gré d’échanges variés. Erik Orsenna a préfacé le livre et une myriade de contributeurs ont confronté leur analyse et leur vision du monde avec celle de Pierre Giorgini : théologiens, historiens, philosophes, anthropologues, économistes… Un retour aux racines mêmes de l’Université, au sens propre : penser le monde, penser le mouvement, c’est échanger, interroger, confronter, dialoguer, opposer les points de vue des uns et de autres.
Avenir des démocraties, des modèles économiques et sociaux, des modes d’apprentissage académiques, remise en cause des cadres universitaires, intellectuels et professionnels, avenir de la notion de valeur… Tout y passe, avec une récompense : l’enthousiasme qui ressort de l’essai, au travers de la vitalité de la centaine d’exemples de modèles de créativité ou d’innovation évoqués au fil des pages. De quoi lutter contre un certain déclinisme ambiant, triste mélange de découragement et de colère. S’il y a un message dans ce livre, peut-il est-il là : le monde change, oui – et nous pouvons nous en emparer intelligemment.
La recréation fulgurante, avec N. Vaillant, Bayard, 2016.